Témoignages
Porte de Damas, vieille ville de Jérusalem, assis en train de déguster mon jus d’oranges frais pressé quotidien, je contemple le va-et-vient des passants entre les petites échoppes des marchands ambulants. Le soleil réchauffe les pierres millénaires qui réfléchissent une lumière ocre sur les visages. Tout à coup des éclats de voix attirent mon attention et troublent cet instant d’un petit bonheur ordinaire.
Trois jeunes soldats viennent de retourner d’un coup de pied une planche sur laquelle étaient posés des boîtes d’allumettes, quelques paquets de cigarettes, quelques bonbons et derrière laquelle se trouve, figé, un jeune adolescent handicapé moteur cérébral. Souvent, je l’observe disposer méthodiquement, avec difficulté à cause de son bras droit recroquevillé, les boîtes, les paquets ou les crayons sur sa planche posée entre deux cageots. Je me souviens également de ses difficultés à me rendre la monnaie à cause de son handicap, mais aussi de son sourire quand je m’arrête pour lui acheter une babiole. Je me suis souvent fait la remarque que sa vie se résume peut-être à ces marches d’escalier de la porte de Damas et à cette activité de petit marchand de petites boîtes d’allumettes. Mais qui suis-je pour juger du degré du bonheur des autres ?
Maintenant, je ne vois que le désarroi et l’incompréhension dans les yeux sidérés de cet adolescent handicapé qui regarde le résultat de cette humiliation stupide : les petites boîtes bleues avec une flamme dessinée dessus, les paquets de cigarettes américaines, les crayons et les bonbons multicolores gisent sur les dalles de la vieille ville de Jérusalem.
Il a peut être 14 ou 15 ans, les trois soldats trois de plus que lui, il est handicapé, ils ont des mitraillettes qu’ils portent sur leur hanche comme le symbole de leur force et de leur pouvoir. En fait, leurs rires indécents devant leur forfait accompli raisonnent en moi comme la preuve de leur immense faiblesse.
Les gens autour de moi se sont figés, on dirait un film en arrêt sur image. Tout le monde se demande comment réagir, moi le premier, qui, je l’avoue, sens monter en moi une bouffée de violence envers les trois jeunes soldats. Mais je me ravise rapidement en voyant le jeune adolescent s’accroupir sur le sol pour tenter de ramasser maladroitement avec sa seule main valide les petites boîtes éparpillées sous le regard triomphant des trois jeunes hommes en uniforme.
Le film a redémarré et avec les autres témoins de cet acte de violence ordinaire, nous nous sommes mis à genoux devant les soldats pour remettre les objets sur la planche et un peu d’humanité dans les yeux de cet adolescent qui ne comprend toujours pas ce que lui veulent ses trois jeunes contemporains.
C’était il y a vingt ans et cette scène me reste comme l’un des événements les plus douloureux de mon périple humanitaire. Aujourd’hui, alors que mes yeux ont eu à subir tant d’images violentes, que j’ai vu mourir des centaines d’enfants, pourquoi celles-ci ont-elles laissé une empreinte si profonde dans ce galetas des souvenirs qu’est mon cerveau?
Peut-être simplement parce qu’elles réunissent plusieurs symboles de l’injustice : la rue et l’enfance, la pauvreté et l’enfance, la guerre et l’enfance et, pour couronner ce triste tableau, le handicap et l’enfance, et finalement l’impuissance et l’enfance.
Voilà pourquoi le travail de Casa Alianza est non seulement utile, mais indispensable pour que dans les yeux de l’adolescent de la porte de Damas, la peur et l’incompréhension soient remplacées par la confiance en son alter ego. Tant par ses projets de prévention auprès des populations à risques, ses programmes de réhabilitation, de réintégration scolaire ou familiale, que par ses actions pour la défense des droits de l’enfant, contre la torture, les exécutions arbitraires et les abus sexuels, Casa Alianza participe à redonner une dignité et un espoir à ces enfants qui ne sont pas des adultes en miniature.
Alors sur les marches de l’escalier qui mène à la porte de Damas, un adolescent aura retrouvé le sourire simplement parce que, grâce à des ONG comme Casa Alianza, il sera considéré comme un être humain à part entière.
Dr Nago Humbert,
Président de Médecins du Monde Suisse (2008)